The Sacred Art of Rembrandt / L’Art sacré de Rembrandt

Ronald McDougall

A Small Flame in the Darkness, a detail from The Star of the Kings. B. 113.
The Star of the Kings (detail twice enlarged), B. 113. Etching, drypoint and engraving / L’Etoile des rois (détail agrandi deux fois), B. 113. Eau-forte, pointe sèche et burin. St. Louis Art Museum.

   The word sacred will here be used to designate that art which has the power to transform suffering into joy. Rembrandt’s art is not sacred because so many of his themes come from the Bible. He is not at the service of a particular church or religion and does not seek to illustrate Holy Scripture. Rather he creates images that come from the same source. He presents us with a living emotional truth, which does not depend upon the letter of the Bible. He induces us to approach the mystery of painting and engraving in a spirit of encounter. Heart to heart.

    Le mot sacré désignera ici l’art qui a le pouvoir de transformer la souffrance en joie. L’art de Rembrandt n’est pas sacré parce que tant de ses thèmes proviennent de la Bible. Il n’est pas au service d’une Église ou d’une religion et ne cherche pas à illustrer les Saintes Écritures. Il crée plutôt des images qui jaillissent de la même source. Il nous guide vers une vérité vivante qui ne dépend pas de la lettre de la Bible. Pour s’approcher du mystère de la peinture et de la gravure, il induit en nous un esprit de rencontre. Coeur-à-coeur.

     Rembrandt can become a friend for life. Just for the pleasure of meeting him, let us prepare ourselves, shut our eyes or concentrate on the first picture. Wonder is the gateway to all mystery. If we cross the threshold slowly, we will be more aware of our feelings.

    The first thing to be seen is a small lonely flame. Is it a light which will flicker and die ? Or is it a light no depths can drown ? Here is the opening of a space within. Once we become accustomed to the shadows, we see other forms emerging around the flame. Such gentleness reigns here that Rembrandt is surely unveiling with extreme caution some distant presence which is coming closer and closer. Slowly we realize that the small flame is one light among others: witnesses to the invisible. We are close to a beginning.

     Si on le veut, Rembrandt peut devenir un ami pour la vie. Juste pour le plaisir de le découvrir, on peut fermer les yeux ou fixer la première image. Se préparer à l’émerveillement : c’est la porte de tous les mystères. Ne pas franchir le seuil trop vite, pour garder et chérir ce que nous ressentons jusqu’au moment de la rencontre.

    La première chose qui se présente est une petite flamme solitaire. Est-ce une lumière vacillante qui s’éteint ? Ou une lumière qu’aucune profondeur ne saura noyer ? Ici s’ouvre l’espace du dedans. Notre oeil s’habitue à l’ombre; d’autres formes émergent autour de la flamme. Une telle douceur règne ici, Rembrandt dévoile précautionneusement quelque présence lointaine qui s’approche. Peu à peu la petite flamme devient lueur parmi d’autres: elles témoignent de l’invisible. Nous sommes proches d’une origine…

   We can now make out a series of human and animal shapes grouped on the left in a gentle, ascending curve. At the apex a man is bowing and doffing his hat in a gesture of reverence. The figures on the ground to the right were not expecting this visit. How will they react ? The woman lying beside the baby has been disturbed. The scene is identified as the Nativity of Jesus, but above all we are looking at a real birth.

   The mother and child are not superior beings. Yet there is no doubt that this is an event. Rembrandt’s shadows simplify the scene, elicit our emotion and the question: “What does this new life mean to us ?” We are not dumb bystanders of an intimate family scene. We are actually part of it. We will find the light if we open an inner space to welcome it.

 

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The Adoration of the Shepherds c.1652. Etching, drypoint and engraving, on Japanese paper. B.46, VI, 3/4 original size, Paris BNF / L’Adoration des bergers, vers 1652. 3/4 de la taille réelle. Eau-forte, pointe sèche et burin. Epreuve sur papier japon. Paris, BNF.

   Nous distinguons maintenant une série de formes humaines et animales groupées à gauche dans une douce courbe ascendante : au sommet un homme s’incline, ôte son chapeau dans un geste de profond respect. Les personnages au sol à droite ne s’attendaient pas à cette visite. Comment vont-ils réagir ? On a dérangé la femme fatiguée à côté du petit bébé. Cette scène est identifiée comme la Nativité de Jésus, mais nous regardons d’abord une vraie naissance.

   La mère et l’enfant ne sont pas des êtres supérieurs. Pourtant il s’agit bien d’un événement. Les ombres de Rembrandt simplifient la scène, suscitent notre émotion et une interrogation : «  En quoi cette vie nouvelle, nous concerne t-elle ? » Nous ne sommes pas les témoins muets d’une scène d’intimité familiale. Nous en faisons partie. Nous trouverons la lumière si nous nous ouvrons pour l’accueillir.

   Rembrandt’s landscapes express the awareness of this unveiling process: here by seizing upon the moment of transition at the heart of the storm. The painter focuses on the atmospheric event and the viewer reproduces within himself the sudden arrival of light in a clouded world. The tree struck by light has the radiant force of a vision. We are encouraged to abandon ourselves to a force beyond good and evil, manifested by the great gust of wind and the burst of light.

   Rembrandt was not the first one to paint light and darkness, but with him the encounter becomes a relationship. He paints the transformation as it is taking place. As one atmosphere dissolves, another replaces it. Light is no longer a symbol. It reveals our passage in a world of metamorphosis.

 

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Landscape with a Stone Bridge/ Paysage au pont de pierre, 1638. Amsterdam, Rijksmuseum.

  Les paysages de Rembrandt expriment la prise de conscience de ce processus de dévoilement: ici le moment de transition au coeur de l’orage. Le peintre se concentre sur l’évènement atmosphérique. L’observateur reproduit en lui-même l’arrivée soudaine de la lumière dans un monde obscurci par les nuages. L’arbre foudroyé par la lumière possède la force radieuse d’une vision. Le peintre nous encourage à nous abandonner à une puissance de vie au-delà du bien et du mal, manifestée par un grand coup de vent et l’irruption de la lumière.

   Rembrandt n’était pas le premier à peindre la lumière et l’obscurité, mais chez lui la rencontre devient relation. Il peint la transformation en train de se faire. Une atmosphère s’estompe, une autre la remplace. La lumière n’est plus un symbole, mais une force active qui révèle notre passage dans un monde de métamorphose.

   The process of transformation implies the acceptance of brightness and darkness together. In this landscape of Rembrandt’s maturity, a dual perspective opens out the pictorial space to the full, even to the point of abstraction, to simplify and extend our outlook. Rembrandt does not indicate the direction we should take, but the possibility of expanding ourselves.

 

Landscape with Tower / Paysage à la tour, circa 1651
Landscape with Tower c.1651.( Click on to image for full original size). B.223, II. Etching and drypoint / Paysage à la tour, vers 1651. Eau-forte et pointe sèche, B. 223, II. (Cliquez sur l’image pour la taille réelle). Frankfurt am Main, Städel Museum.

   Le processus de transformation passe par l’acceptation du lumineux et de l’obscur ensemble. Dans ce paysage de la maturité une double perspective ouvre l’espace au maximum allant jusqu’à l’abstraction pour agrandir et simplifier le regard. Rembrandt n’indique pas une direction, mais un élargissement possible.

   When dealing with human beings, the artist concentrates on emotion at its height, announcing an inner transformation. Here Rembrandt depicts a man disconcerted by a love greater than his crimes. His is not a St.Paul who impresses us with his authority and zeal. He is a shaken man. We feel his dismay. Like Paul we try to make sense of our emotion.

 

St.Paul in Prison/St.Paul emprisonné, 1627.(Rembrandt avait 21ans)
St.Paul in Prison (detail) / St.Paul emprisonné (détail), 1627. (Rembrandt was 21/ Rembrandt avait 21 ans). Stuttgart, Staatsgalerie.

  

   Chez l’être humain, Rembrandt se concentre sur l’émotion à son apogée, celle qui annonce une transformation de la vie intérieure. Rembrandt peint un homme bouleversé au moment où il prend conscience d’un amour plus grand que ses crimes. Ce n’est pas un St.Paul qui nous impressionne par son autorité et son zèle, mais un homme dans le désarroi. Comme Paul nous cherchons un sens à notre propre émotion.

   The young Rembrandt has here painted a Judas inspired by a criminal about to be hanged. It is not the traditional representation of Judas betraying Christ with a kiss. He is alone in front of those who have ordered the crime – the great ones of this world. Seeing that Jesus has been sentenced to death and that he is tresponsible for it, he attempts to give back the thirty pieces of silver he received for the arrest. Rembrandt catches him at the very moment when he realises that he cannot undo what he has done. We understand his despair. In his own eyes, nothing but suicide can give him peace.

   This Judas is not evil incarnate. He is a man like us in the paroxysm of anguish. Rembrandt concentrates on the emotion and debunks conventional morality. He puts us at the heart of the event: ” the traitor could be me”.

 

Rembrandt, Judas Returning 30 Pieces of Silver
Judas Returning the Thirty Pieces of Silver (detail). Private collection, UK / Judas rapportant les trente deniers (détail), c.1629. Collection privée, Royaume-Uni.

    Le jeune Rembrandt peint un Judas inspiré par un criminel sur le point d’être pendu. Ce n’est pas la représentation traditionnelle du baiser de Judas. On le voit seul devant les commanditaires du crime, les puissants de ce monde. Comprenant que Jésus est condamné à mort et qu’il en est responsable, il tente de rendre les trente deniers d’argent reçus pour l’arrestation. Le peintre le saisit au moment de la prise de conscience : il ne peut pas revenir sur ce qu’il a fait. Nous comprenons son désespoir. A ses propres yeux, seule la mort pourra lui procurer la paix. Et il va se la donner.

   Ce Judas n’est pas comme le mal incarné. C’est un homme comme nous, au paroxysme de l’angoisse. Rembrandt se concentre sur l’émotion en se débarrassant de la morale. Il nous met au coeur de l’événement : « le traître, ce pourrait être moi ».

   But do we really know who we are ? In the self-portraits Rembrandt renews the way we see ourselves. With rare lucidity he captures new images not just of himself, but of the self, as they emerge into consciousness. He goes beyond the conventions of the genre to become his own observer. Many times over he depicts his face as though he were one of a crowd where each person sees a different aspect of him. During his youth he constantly remodels the shape and expression of his face. He takes so much liberty  with his own person that he comes to see himself as though he were someone else.

   This concentration on the currents and counter-currents of the human face led him to inner vision. By the age of 30 the self-portrait has become a continual self-examination. In the double portrait of himself and his wife, there is a new earnestness. After less than two years of marriage, at a time when he is successful but when the couple also lose their first child, he portrays Saskia withered and contracted. At the same time, he discovers his own nakedness: he catches his own expression unawares without self-dramatisation. He is anything but happy. As for us, can we face seeing ourselves  in this way ?

 

Self-Portait with Mouth Open,1628-29. British Museum. Pen, brush and ink, original size / Autoportrait à la bouche ouverte, vers 1628, British Museum. Plume et lavis à l’encre. Taille réelle.
Self-Portrait with Bristly Hair, c.1631. Etching. B. 8, I, original size. Paris, BNF / Autoportrait aux cheveux hérissés, vers 1631. Eau-forte, taille réelle. Paris, BNF.
Self-Portrait with Bristly Hair, c.1631. Etching. B. 8, I, original size. Paris, BNF / Autoportrait aux cheveux hérissés, vers 1631. Eau-forte, taille réelle. Paris, BNF.
Self-Portait with Saskia,1636. Etching, B.19, I. 1/4 original size. Amsterdam, Rembrandthuis / Autoportrait avec Saskia,1636. Eau-forte, B. 19,I. 1/4 taille réelle. Amsterdam, Rembrandthuis.
Self-Portrait with Saskia,1636. Etching, B.19, I. 1/4 original size. Amsterdam, Rembrandthuis / Autoportrait avec Saskia,1636. Eau-forte, B. 19,I. 1/4 taille réelle. Amsterdam, Rembrandthuis.
Detail. National Gallery of Canada/ détail.Musée des beaux-arts du Canada.
Detail enlarged 4 times. National Gallery of Canada / Détail agrandi 4 fois. Musée des beaux-arts du Canada.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   Mais savons-nous qui nous sommes ? Dans ses autoportraits Rembrandt nous apprend à renouveler le regard que nous portons sur nous-mêmes. Avec une lucidité rare, il capte de nouvelles images non seulement de lui-même mais de soi au moment où elles émergent de l’inconscience. Il dépasse les conventions du genre pour devenir son propre spectateur. Souvent il représente son visage comme s’il faisait partie d’une foule, où chacun le verrait sous un aspect différent. Dans sa jeunesse, il en remodèle constamment la morphologie et l’expression. C’est parce qu’il prend tant de liberté avec sa propre personne qu’il arrive à se regarder comme s’il était un autre.

   Cette capacité à accueillir les courants et contre-courants du visage humain l’amenait à la vision intérieure. A trente ans l’autoportrait devient un examen de soi continuel. Dans le portrait de son épouse et de lui-même, il y a une gravité nouvelle. Après moins de deux ans de mariage, à un moment de succès, mais où le couple perd son premier enfant, il montre Sakia fanée et contractée. Quant à lui, il découvre son propre dénuement, saisi au vol sans autodramatisation. Il est tout sauf heureux. Et nous, avons-nous le cran de nous voir ainsi ?

    For another four years  he is still capable of playing a rôle, but he is more concerned with the contrast between the forcefulness a man thinks he is displaying and the wound which gnaws at him from within.  The painting shows his fragile side and the engraving a man who is fighting adversity. Although he has protected himself with elaborate costume, he allows us to share his discovery of the mystery of the human face, both his and our own.

 

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Rembrandt at the age of 34 (detail) / Autoportrait à l’âge de 34 ans (détail). 1640. London, National Gallery.
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Self-Portrait Leaning on a Stone Sill (detail twice enlarged),1639. Etching, B 21, II / Autoportrait appuyé (détail agrandi 2 fois), 1639. Eau-forte, B 21, II. Washington,D.C., National Gallery of Art.

Pendant quatre années  il sera encore capable de jouer un rôle, mais il s’attachera davantage au contraste entre la vigueur qu’un homme affiche et la blessure qui le ronge. La peinture montre sa fragilité et la gravure, un homme qui se bat contre l’adversité. Il se protège avec des vêtements de choix, mais il partage avec nous sa découverte du mystère : celui du visage humain, le sien comme le nôtre.

   At 42, after six years of crisis following upon Saskia’s death, he shows himself without ornament, without self-consciousness, neither strong nor weak, rich nor poor, noble nor vulgar. He can now simply accept and channel the forces that come from within. He has exposed the full extent of his vulnerability, but he is not diminished in his own eyes. On the contrary he has gained in stature. The eye of the artist has become the instrument of the inner man. He is free to attain the pure source of being, where energy is neither good nor bad. He is now able to face anything.

   Rembrandt challenges our sense of presence. Are we as intensely aware of who we are and where we are heading ?

 

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Rembrandt drawing at a window (detail thrice enlarged ), 1648. Etching, drypoint and engraving, B. 22, II. / Autoportrait dessinant à une fenêtre (détail agrandi 3 fois), 1648. Eau-forte, pointe sèche et burin, B.22, II. Amsterdam, Rijksmuseum.

    A 42 ans, après les six années de crise qui suivent la mort de Saskia, il se montre sans ornements, sans se sentir obligé de s’afficher faible ou fort, riche ou pauvre, noble ou vulgaire. Il peut maintenant simplement s’accepter et canaliser les forces qui émergent en lui.Il a mis à nu sa vulnérabilité, mais ne s’est pas diminué. Au contraire, il a gagné en stature. L’oeil de l’artiste est devenu l’instrument de l’homme intérieur. Il est libre d’atteindre la source pure de l’être, l’énergie ni bonne ni mauvaise. Il peut tout affronter.

   Ressentons-nous aussi intensément notre présence au monde ? Sommes-nous aussi conscients de nous-mêmes, aussi sûrs de notre chemin ?

   At 46, he makes us feel the fullness of life. He stands before us, having never revealed himself to such an extent. He towers above us in the full flowering of his vitality. His right eye is at the centre of a spiral of light. It radiates its power throughout the body.  Both eyes -the left turned towards the inner world, just as much as the right- now convey the penetrating expression of the previous etching.  The artist and the man are one in confronting the world in the full light of consciousness. We feel the fearlessness with which he creatively exploits the vicissitudes of life. In such moments, when we perceive this sunlike energy in ourselves, we find the resources to face new emotions and new trials.

 

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Self-Portrait of Rembrandt Standing,1652 / Autoportrait de Rembrandt debout,1652. Vienna, Kunsthistorisches Museum.
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Detail from the above / détail de l’autoportrait précédent.

    A 46 ans cet homme nous fait sentir la plénitude de la vie. Il se dresse devant nous, ne s’est jamais montré autant. Il nous domine de tout l’épanouissement de sa vitalité. La puissance du regard s’est amplifié. Son oeil droit est au centre d’une spirale de lumière qui irradie toute sa personne. Maintenant les deux yeux ensemble – celui de gauche qui regarde le monde intérieure, comme celui de droite- communiquent l’expression pénétrante de la gravure précédente. L’artiste et l’homme ont fusionné pour affronter le monde au grand jour. On sent la force de l’audace qui tire partie des péripéties de la vie. C’est dans de tels moments où nous percevons une énergie solaire en nous, que nous puisons la force de faire face à de nouvelles émotions, de nouvelles épreuves.

   Rembrandt encourages us to examine ourselves, even in times of crisis. Here he has painted himself in a state of shock, paralysed by perplexity. He exposes himself at the time of the forced sale of his house and collections. The lines of his face pull in different directions. The fixed gaze and the shortened forehead express his incomprehension. The fold over the inner eye (the left one) even suggests a refusal to understand what is happening to him. The strength of his cheeks and jaws shows that instinct and affection will carry him through.

 

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Small Self-Portait, c. 1657 / Petit autoportrait, vers 1657. Vienna, Kunsthistorisches Museum.

   Rembrandt nous encourage à nous examiner même en état de crise. En état de choc, paralysé par la perplexité, il s’expose au moment de la vente forcée de sa maison et de toutes ses collections. Les rides de son visage tirent dans des directions opposées. Le regard fixe et le front rétréci expriment son incompréhension devant  l’événement. Le pli au-dessus de l’oeil gauche (celui de l’intérieur) suggère même qu’il refuse de comprendre ce qui lui arrive. Mais la puissance des joues et des mâchoires montre qu’il sera soutenu par sa vie instinctive et affective

   A new form of peacefulness is discovered here; the anxiety is no longer immediate. The energizing force of his right eye is replaced by a more passive sensitivity. His expression is somewhat sad, but above all serene, as he looks out from amid the tender flesh and the soft shadows. This peace seems, however, to be precarious , as though he were trying to put on a bold front, to make the best of what is left him. The thinness of the mouth betrays disappointment. The contrast between the left and the right half of his face has never been greater: on his left, in the shadows of the inner man, all seems faded, whereas on his right the outer man enjoys an unprecedented tenderness. Tiny flecks of golden light descend from the painter’s bonnet over the forehead, cheek and nose. However great our angush may have been, we are in constant transformation. Even in the deepest crises our lives may still be touched by an unexpected grace.

 

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Self-Portrait, 1660 / Autoportrait, 1660. Paris, Louvre.

    Voilà qu’une sérénité nouvelle se découvre ; l’anxiété n’est plus immédiate. Le dynamisme de l’oeil droit est remplacé par une sensibilité plus passive, un peu triste, mais surtout plus paisible. Il s’est entouré d’ombres et de plis tendres. Cette paix semble pourtant précaire, comme s’il avait voulu se donner une contenance, tirer le meilleur parti de ce qui lui reste. La minceur de la bouche évoque la déception. Le contraste entre l’hémiface gauche et celle de droite n’a jamais été plus grand. A sa gauche, dans les ombres qui parlent de l’être intérieur, tout semble fané, tandis que le côté extérieur à sa droite rayonne d’une tendresse sans précédent. De toute petites taches de lumière dorée descendent du bonnet sur le front, la joue et le nez. Quelque fût notre angoisse, nous sommes en transformation constante. Même dans les crises les plus profondes, nos vies peuvent encore être touchées par une grâce inattendue.

   With Rembrandt we are in constant movement. Here he puts intimate sentiment aside to affirm a new splendour. Perhaps all the more urgently as he faces new trials after the death of his beloved companion Hendrickje. His painting can inspire us with new confidence too, on condition that we answer positively to the question of what makes our life worth living.

   Instead of direct confrontation with the observer, the figure emerges and vibrates according to the distance adopted. The power of art takes precedence over the man’s nature. The underlying structure is vigorous and geometrical. The framework of the face is wider, more harmonious and more solidly based than in the previous portrait. The light banishes the furrows from his brow. Hints of distress are now limited to the folds around and between the eyes. At the top of the human frame is the painter’s bonnet, which shines like a living being. It is a halo revealing the essential: it is only as a painter that this man is admitted into the light.

 

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Self-Portrait, c. 1665 / Autoportrait, vers 1665. London, The Iveagh Bequest, Kenwood House.

    Avec Rembrandt nous sommes toujours en mouvement. Ici il s’éloigne de tout sentiment intime pour affirmer une splendeur nouvelle. Peut-être est-ce d’autant plus urgent qu’il doit faire face à de nouvelles épreuves après la mort de sa chère compagne Hendrickje. A notre tour, sa peinture peut nous inspirer une nouvelle confiance, à condition de répondre positivement à la question, « Qu’est-ce qui fait que ma vie vaut la peine ? »

   Au lieu d’une confrontation directe avec l’observateur, une présence émerge et palpite selon la distance adoptée. La nature de l’homme s’efface devant la puissance de l’art. La structure sous-jacente est vigoureuse et géométrique. Le cadre du visage est plus large, harmonieux et solide que dans le portrait précédent. La lumière bannit le rides du front, les seules suggestions de détresse sont limitées aux plis entre et autour des yeux. Coiffant l’ensemble, le bonnet du peintre resplendit comme doué de vie. Cette auréole révèle l’essentiel : c’est seulement comme peintre que cet homme est admis à la lumière.

   With Rembrandt even our infirmities are worth seeing. In the last year of his life, the painter observes his own incipient decrepitude with a momentary expression of disgust at the corners of his mouth. He can hardly avoid thinking of death, since his only son Titus has just died, only a few months after his wedding. The famous painter even seems to neglect himself. The bonnet is now crushed down over his face; what was a halo now looks like a clamp. Rust red is now the dominant colour.  Even his right eye (the one that looks at the outer world) closes in retreat from us. The surrounding area, formerly full of radiant energy, is transformed into a field of hesitation broken up by small dry brushstrokes. X-rays have revealed that Rembrandt first wanted to depict himself holding his brush. In the final version he shows his hands are fettered. In them all his repressed energy is expressed. Is he trying to overcome his fear of no longer being able to paint ?

 

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Self-Portrait, 1669 / Autoportrait, 1669. London, National Gallery.

   Avec Rembrandt, même nos infirmités sont dignes d’être regardées. Dans la dernière année de sa vie, le peintre observe les débuts de sa propre décrépitude avec une fugitive expression de dégoût aux commissures des lèvres. Il ne peut guère éviter de penser à la mort. Titus, son fils unique, vient de mourir quelques mois après son mariage. Le célèbre peintre semble même se négliger. Le bonnet écrase maintenant le visage ; la blancheur auréolée est devenu un étau qui enserre. La rouille est devenu la couleur dominante. Même son oeil droit (celui qui regarde le monde extérieur) se ferme et s’éloigne de nous. La zone environnante, jadis pleine d’énergie radieuse, est transformée en champ d’hésitations, morcelée par de petits coups de pinceau sec. Des radiographies ont révélé que Rembrandt voulait d’abord se présenter comme tenant son pinceau. Dans la version définitive, les mains sont enchaînées. En elles s’expriment toute son énergie réprimée. Essaie t-il de déjouer sa peur de ne plus pouvoir  peindre ?

   This portrait also dates from the year of his death. It brings us much closer than we have ever been to Rembrandt’s face and his distress. On first impression he seems to be beyond caring, but the artist’s energy is still present in his right eye. The penetrating look is now replaced by an appeal. The lips and chin have never been so firm and indicative of self-control. But, like the eyes, they are submerged by soft masses of flesh. Colours in fusion transcend the limit between forehead and hair, suggesting transformation into sheer light. A gleaming thread also illuminates the bonnet to recall that this man’s existence has always been dedicated to painting light shining in the darkness.

   It is as though he were murmuring to us, “I am nothing, but the emotion of being alive still vibrates within me”. Rembrandt’s face has never been more naked, nor more dependent on our reaction. In this utter extremity what is left to him ? Rembrandt makes a heart-rending appeal. Not to our aesthetic sense, nor to our intelligence, but to our capacity for love. Rembrandt can do nothing other than hope for a response without knowing what it will be.

 

Self portrait, by Rembrandt
Self-Portrait, 1669. The Hague, Mauritshuis / Autoportrait, 1669. La Haye, Mauritshuis. mme est vouée à l’expression de la lumière dans les ténèbres.

  Cet autoportrait-ci date également de l’année de sa mort. Il nous rapproche plus que jamais de son visage et de sa détresse. L’énergie de l’artiste, revenu de tout, reste toujours présente dans l’oeil droit. Le regard pénétrant est remplacé par une demande. Les lèvres et le menton n’ont jamais été si fermes, indiquant une grande maîtrise de soi. Mais, comme les yeux, ils sont submergés par des masses de chair douces. Les couleurs en fusion transcendent la limite entre le front et les cheveux et suggèrent une transformation en lumière pure. Un fil luisant éclaire le bonnet pour rappeler que l’existence de cet homme est vouée à l’expression de la lumière dans les ténèbres.

    Il semble murmurer : « Je ne suis rien, mais je vibre toujours d’émotion ». Le visage de Rembrandt n’a jamais été plus nu, plus dépendant de notre réaction. En cette dernière extrémité, que lui reste-t-il ? Il lance un appel déchirant. Non pas à notre sens esthétique, ni à notre intelligence, mais à notre capacité d’aimer. Rembrandt ne peut rien faire d’autre qu’espérer une réponse sans la connaître.

   Rembrandt paints the movement of life itself. He does not confine himself to the human face or to moments of intimate reflection. He also makes us feel life as a process of becoming when we are in a group. Here it is in the intermingling of individual energies, the festive commotion of citizens, preparing not for immediate combat, but celebrating their own readiness to defend Amsterdam. The artist lets the blast of the tempest enter into the social event. The amplitude of disorder within order is at the heart of the picture’s impact. No two heads point in the same direction. The painter allows a powerful tension to emerge between two poles: the captain in black who carries his heart on his face and his lieutenant in golden white who keeps his strength in reserve.

   Though the painting has been savagely cut on both sides, one can still see the whole composition opening out to include us. The feast to which the drummer invites us is the festival of life, where each one of us has a different rôle to play. It is a representation of human activity as such, bursting forth like life itself.

 

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The Militia Company of Captain Frans Banning Cocq, Known as the Nightwatch, 1642 / La Compagnie de Frans Banning Cocq, dite La Ronde de nuit, 1642. Amsterdam, Rijksmuseum.

   Rembrandt peint le mouvement même de la vie. Il ne se limite pas au visage ou aux réflexions intimes. Il nous fait aussi ressentir la vie en devenir dans un groupe aussi. Il ne s’agit pas de peindre des préparatifs de combat, mais de faire sentir l’emmêlement d’énergies individuelles, le branle-bas festif de citoyens qui célèbrent leur ardeur à défendre Amsterdam. Le peintre fait entrer dans cet événement social le souffle de la tempête. L’impact de cette toile dépend de l’ampleur du désordre à l’intérieur de l’ordre. Il n’y a pas deux têtes dirigées dans la même direction. Le peintre fait émerger une formidable tension entre deux pôles : le capitaine en noir, au coeur large, et son lieutenant, en blanc or, tout en réserve.

   Malgré la coupe sauvage de la toile des deux côtés, on voit encore la composition s’ouvrir vers nous. La fête à laquelle le tambour nous invite est le festival de la vie où chacun à un rôle différent à jouer. C’est l’activité humaine en soi qui nous est présentée. C’est la vie elle-même qui déborde.

   Sometimes the sparks of life are so ephemeral that only a sketch can capture them. A woman has fallen asleep in a burst of sunshine. (Probably Hendrickje, the artist’s companion in his later years). Just a few strokes to transmit a moment of illumination. The exaltation of an instant reveals the fullness of eternity.

 

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Young Woman Sleeping (original size), c.1654. Brush drawing in brown wash, Ben 1103 / Jeune femme endormie (taille réelle), vers 1654. Pinceau et lavis brun,Ben 1103. London, British Museum.

    Parfois les étincelles de vie sont si éphémères que seulement une esquisse peut les capter. L’éclat du soleil sur une femme assoupie. (Probablement Hendrickje, la compagne de la maturité). Quelques traits suffisent à transmettre l’illumination. L’exaltation d’un instant révèle la plénitude de l’éternité.

   It is characteristic of Rembrandt’s attitude to life that the material world should be seen in a spiritual light. Here-and-now reality embodies at the same time a timeless subject from the Bible. Like Susanna or Bathsheba bathing. The shadows and the futile splendour of the gold cloth make these allusions possible, but Rembrandt also transcends them. The essential is elsewhere. Like Hendrickje we are filled with the simple pleasure of being alive, the joy of entering fresh water, feeling we are part of the living universe.

 

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Hendrickje Bathing, c.1654 / Hendrickje se baignant, vers 1654. London, National Gallery.

   Une des caractéristiques de Rembrandt est de considérer le monde matériel à la lumière du monde spirituel. La réalité de l’ici-et-maintenant incarne en même temps un thème éternel venant de la Bible. Comme la baignade de Susanne ou Bethsabée. Les ombres et la splendeur inutile du drap d’or rendent ces allusions possibles, mais Rembrandt les transcende. L’essentiel est ailleurs. Comme Hendrickje nous ressentons le simple plaisir d’exister, la joie d’entrer dans l’eau fraîche, de communier avec l’univers vivant.

   This attitude to life is that of a visionary. It leads to masterpieces like the Hundred Guilder Print. Rembrandt’s engraving has a sacred transforming power, because it enables us to feel the spirit behind the letter of the Gospel. Although his composition is dominated by the contrast between light and darkness, he does not subscribe to the ethical dualism between the light that shines in the darkness and the darkness that does not receive it, as presented in St John’s Prologue. Rembrandt’s chiaroscuro shows the interpenetration of the two. The Pharisees are in full sunlight, just like the women and children eager to meet Jesus, while the sick are waiting in deepest shadow. Natural light, therefore, has little to do with “the light of the human race”. Rembrandt is faithful to the spirit of the Gospel by encouraging us to make our own encounter with Jesus. He guides us by putting Christ at the intersection of light and darkness. But he still leaves it up to us to recognise Him as the “true light”.

 

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The Hundred Guilder Print (3/4 original size), c.1649. Etching, drypoint and engraving on oriental paper, B.74, I / La Pièce de cents florins (3/4 de la taille originale), vers 1649. Eau-forte, point sèche et burin sur papier oriental, B. 74, I. Amsterdam, Rijksmuseum.

   Cette attitude envers la vie est celle d’un visionnaire. Cela le conduit vers des chefs d’oeuvre comme la Pièce des cent florins. La gravure de Rembrandt a un pouvoir transformateur sacré parce qu’elle nous permet de saisir l’esprit derrière la lettre de l’Evangile. Alors que sa composition est dominée par le contraste lumière-ténèbres, il ne souscrit pas au dualisme éthique du Prologue de Saint Jean : « la lumière qui luit dans les ténèbres » ne s’oppose pas aux « ténèbres (qui) ne l’ont pas reçue ». Le clair-obscur de Rembrandt montre l’interpénétration des deux. Les Pharisiens sont en pleine lumière, exactement comme les femmes et les enfants qui désirent rencontrer Jésus, tandis que les malades L’attendent dans l’ombre. La lumière naturelle a, donc, peu à voir avec « la lumière qui éclaire tout homme ». Rembrandt est fidèle à l’esprit de l’Evangile : il nous encourage à vivre notre propre rencontre avec Jésus. Il nous guide, en mettant Jésus à l’intersection de la lumière et de l’obscurité. Mais, il nous laisse le soin de Le reconnaître comme « la véritable lumière ».

   Rembrandt’s Christ only exists within a network of relationships. He is inseparable from the flood of humanity. He stands not in a temple, but in a place of entries and exits. A place of transition where the quest of humanity will invest Jesus with his full significance. He is there to welcome all authentic desire, to transform it into a current of energy. He can do nothing for those who turn their backs on Him, preferring to discuss His identity rather than meet Him in truth. The true weight of His presence can only be felt by those who seek Him. The virtue of the poor and the sick is that they are prepared to admit publicly what it is they lack. As in love, they are ready to take a chance on the future, whereas the excessively intellectual characters at the extreme left think they heve everything, that the suffering of others is a just punishment for their sin. See the proud posture of the man seen from behind. Any doubt about this is dispelled by the expression of the elderly man who strives to listen to them : his uncomprehending stupor manifests the inanity of these brilliant discussions.

 

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The Pharisees (the excessively intellectual), a detail thrice enlarged from The Hundred Guilder Print. / Les trop intelligents, détail agrandi 3 fois de La Pièce de cents florins. Amsterdam, Rijksmuseum.

 

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A Man Seen from Behind, a detail thrice enlarged from The Hundred Guilder Print / Homme vu de dos, détail agrandi 3 fois de La Pièce de cent florins. Amsterdam, Rijksmuseum.

   Le Christ de Rembrandt se vit dans un réseau de relations. Sa personne est inséparable de ce flot d’humanité. Il ne se tient pas dans un temple, mais dans un espace de va-et-vient. Un lieu de transition où la quête de l’humanité investira la présence de Jésus de sa pleine signification. Il est là pour accueillir tout désir authentique. Pour le transformer en un courant energétique. Il ne peut rien faire pour ceux qui Lui tournent le dos, qui préfèrent discuter de son identité plutôt que de Le rencontrer véritablement. La densité de Sa présence peut seulement être ressentie par ceux qui Le cherchent. La vertu des pauvres et des malades est leur disponibilité, ils sont prêts à admettre publiquement ce qui leur manque. Comme dans l’amour ils misent sur l’avenir ; les trop intelligents à l’extrême gauche pensent qu’ils ont tout. Pour eux la souffrance des autres est la juste punition de leur péché. Regardez, la pose orgueilleuse de l’homme vu de dos en témoigne. Aucun doute n’est laissé par l’expression de l’homme âgé qui s’efforce de les écouter : son regard de perplexité et d’incompréhension rend manifeste l’inanité de ces discussions brillantes.

   What a difference with the spontaneity of the child who tugs at his mother’s clothes to bring her to Jesus ! (His vigorous movement is emphasised by the burr -used as an ink trap- left on the copper plate by the etching needle.) He is the liveliest part of the only narrative element in the whole picture. The mothers approach Jesus to have their infants blessed. Rembrandt shows that at the moment when one of the disciples -probably Peter- pushes one of them away, Jesus on the contrary extends a friendly hand, saying, “Let the little children come to me…Anyone who will not receive the kingdom of God as a little child, will never enter it” (Mark 10: 13-16).

   All the other allusions in the picture also refer to the kingdom of Heaven and its accessibility. The negress shows that it is open to everybody. There is also the rich young man struck dumb by the call to give away all he has to the poor and then follow Jesus (Matthew 19: 16-22). Rembrandt also alludes to the remark that follows: ” it is easier for a camel to go through the eye of a needle than for a rich man to enter the kingdom of God”. The woman lying on the straw mattress could be the woman who suffered from constant bleeding, since she is virtually touching Jesus. Her eyes shine with adoration in accordance with the final words of Jesus, “Daughter, your faith has made you whole”.

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Child tugging at his mother’s clothes and the rich young man, a detail thrice enlarged from The Hundred Guilders Print / Enfant tirant sur les vêtements de sa mère et le jeune homme riche, détail  agrandi 3 fois de La Pièce de cent florins. Amsterdam, Rijksmuseum.

  

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The Negress and the Camel, a detail thrice enlarged from The Hundred Guilders Print / La négresse et le chameau, détail de La Pièce de cent florins. Amsterdam, Rijksmuseum.

 

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The Woman Who Suffered from Constant Bleeding (?), a detail thrice enlarged from The Hundred Guilders Print / La Femme atteinte d’hémorragie (?), détail de La Pièce de cent florins. Amsterdam, Rijksmuseum.

  Quelle différence avec la spontanéité de l’enfant qui tire sur les vêtements de sa mère pour l’amener vers Jésus ! (Sa vigueur est soulignée par la barbe de cuivre, laissée comme un piège à encre par la pointe sèche sur la plaque.) Il est la partie la plus vivante du seul élément narratif de l’ensemble: les mères présentent leurs enfants pour que Jésus les bénisse. Rembrandt montre qu’au moment où l’un des disciples -probablement Pierre- rabroue l’une d’elles, Jésus au contraire tend la main chaleureusement : « Laissez venir à moi les petits enfants…Quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n’y entrera point » (Marc 10/13-16).

   Toutes les autres allusions de la gravure se réfèrent également au royaume de Dieu et son accessibilité. La négresse témoigne de son ouverture au monde entier. Il y a aussi le jeune homme riche, affligé d’apprendre qu’il doit donner toutes ses possessions aux pauvres pour ensuite suivre Jésus (Matthieu 19/ 16-22). Rembrandt fait également allusion au commentaire de Jésus, « qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu . La femme étendue par terre sur une paillasse pourrait être la femme atteinte d’hémorragie, car elle semble presque toucher Jésus. Ses yeux brillent d’adoration, en écho des dernières paroles de Jésus : << Ma fille, ta foi t’as sauvée >>.

   The way to the kingdom of God is suggested by the ground itself. It is neither level nor evident. At the bottom right the darkness hides ripples of water. The branch over a hole indicates that the pitfalls of life can possibly be avoided, if recognised in time. The scallop shell suggests that we have the power to transform the journey of our life into a pilgrimage.

 

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The Ground, detail thrice enlarged from The Hundred Guilders Print / La Terre, détail agrandi 3 fois de La Pièce de cent florins. Amsterdam, Rijksmuseum.

    La voie vers le royaume de Dieu est suggérée par la terre elle-même. Elle est ni plane ni évidente. Les ombres en bas à droite cachent des ondulations d’eau. La branche au-dessus d’un trou indique que les chausse-trappes – reconnues à temps – peuvent être évitées. La coquille St. Jacques suggère que nous avons le pouvoir de transformer le chemin de notre vie en un pelèrinage.

   Unlike The Nightwatch which opens the feast of life outwards to include us, The Hundred Guilder Print invites us to penetrate into the innermost part of our humanity, to recognise that the face and presence of Jesus corresponds to something within us, though always slightly beyond our reach. Rembrandt’s Jesus offers us the warmth of his right hand and the other – with the most natural of gestures – suggests that we surpass ourselves, by going further and beyond what we already know. Together the two hands indicate the possible union between the kingdom of Heaven and action on this earth. In other words, our dreams of a better world will come true if we address ourselves to the reality of living with our brother men.

   Rembrandt sees Jesus not as as someone  heroic, magical and distant, but as a gentle young man close to us and our frailties. He has no power other than the goodness that radiates from His face. His eyes tell us that He is in communion with a wider, deeper world.

   In fact, the expression of His face varies from one print to another. In prints from both states of the plate, Jesus often looks more like He is suffering, more like the Man of Sorrows. This is because Rembrandt changes the paper and the inking of each impression. Although he encourages us in general to see the change of expression as an integral part of the adventure of printmaking, I believe that, in the present case, the radiant Jesus simply has a greater presence. Christopher Wright, in Rembrandt As An Etcher, remarks that the face of Jesus can only be fully appreciated in the early impressions, but the present photograph -never published before anywhere – of the second state on Japanese paper proves that the difference of expression depends upon the inking and not the state of the plate.

   The face is the centre of Rembrandt’s vision, since it is not what Jesus does that is important, but who He is. The goodness of His face must justify the expectation of the other figures. His mere presence must transcend any story or doctrinal message. In this face Rembrandt subtly breaks down sectarian images of Jesus as being “ours” – an instrument of salvation at our service. He portrays Him as being “other”. That is, I think, the significance of his depiction of Jesus as a Jew. Rembrandt’s motives are not ideological but artistic. His choice of a Jewish model is part of a wider desire to bring this figure of Jesus as close to his contemporaries as possible. This meant combining the feeling of otherness that the portrait of a Jew might inspire, with the human reality of Jews in Amsterdam at the time.

  To be perceived as the Son of God, Jesus first has to be seen as the Son of man. It is precisely because Rembrandt’s vision of Jesus is not idealised, that the spectator seeks an inner equivalent in himself.

Face and hands of Jesus twice en larged from The Hundred Guilder Print.c The Trustees of the British Museum.
Detail of the face and hands of Jesus twice enlarged from “The Hundred Gulider Print”, c.1649.Etching, drypoint and engraving, B.74,II.© The Trustees of the British Museum / Détail du visage et des mains de Jésus agrandis deux fois de la Pièce des cent florins, vers 1649. Eau-forte, pointe sèche et burin, B.74, II. © The Trustees of the British Museum

    A l’encontre de La Ronde de nuit, où la fête de la vie s’ouvre pour nous inclure, La Pièce des cent florins nous invite à pénétrer dans la part la plus intime de notre humanité, à reconnaître que le visage et la présence de Jésus correspond à quelque chose en nous, toujours un peu hors de notre portée. Le Jésus de Rembrandt nous offre chaleureusement sa main droite et l’autre, en un geste des plus naturels, suggère que nous devons nous dépasser, pour aller plus loin, au-delà du connu. Les deux mains ensemble indiquent que le royaume de Dieu et l’action sur la terre peuvent se conjuguer. Autrement dit, nos rêves d’un monde meilleur se réaliseront si nous les amenons à la réalité de la vie avec nos semblables.

   Rembrandt ne voit pas Jésus comme un héros magique et distant, mais comme un jeune homme doux, près de nous, près de notre fragilité humaine. Son seul pouvoir est la bonté qui rayonne de son visage. Son regard nous dit qu’Il est aussi en communion avec un monde plus vaste et profond.

   En fait, l’expression de son visage varie d’un tirage à l’autre. Dans beaucoup d’épreuves tirées des deux états de la plaque, Jésus a plus l’air souffrant, plus l’Homme de douleur. Rembrandt change de papier et d’encrage à chaque impression. Bien qu’il nous encourage en général à voir la différence d’expression comme une partie intégrale de l’aventure artistique de la gravure, je crois que dans le cas présent le Jésus rayonnant a simplement plus de présence. Christopher Wright, dans son grand livre sur les gravures de Rembrandt (Rembrandt As An Etcher), dit que le visage de Jésus ne saurait être apprécié que dans les premières épreuves. La photographie présente – jamais publiée auparavant nulle part – du deuxième état sur papier japon prouve que la différence d’expression vient de l’encrage et non de l’état de la plaque.

   Le visage est au centre de la vision de Rembrandt: ce n’est pas ce que Jésus fait ce qui importe, mais ce qu’Il est. La bonté de son visagedoit justifier l’attente. Sa seule présence doit transcender toute histoire et tout message doctrinal. Dans ce visage Rembrandt abat avec subtilité des images sectaires de Jésus comme étant “à nous” , notre instrument de salut de service. Il Le dépeint comme étant “autre”. C’est cela, je crois, la signification de son portrait de Jésus comme un Juif. Les motifs de Rembrandt ne sont pas idéologiques, mais artistiques. Le choix d’un modèle juif fait partie d’un désir plus vaste de rendre Jésus le plus proche possible de ses contemporains. Le sentiment d’altérité qu’un portrait de Juif pouvait communiquer, se combine avec la réalité humaine des Juifs dans Amsterdam à l’époque.

   Pour être perçu comme le Fils de Dieu, Jésus doit d’abord être reconnu comme le Fils de l’homme. C’est précisément parce que Rembrandt évite d’idéaliser Jésus, que le spectateur cherche un équivalent dans son for intérieur.

Rembrandt shows the hidden strength of those who accept their weakness in this elderly couple. The man’s massive body bowed with toil is completely disarmed. He has a bloated right hand and he is probably blind. So he lets himself be guided by his wife. The pathos of the man is inseparable from the down-to-earth asperity and vigilance of his wife. Together nothing can stop this pair in their quest. They are definitely on their way. In them the whole weight of humanity emerges from the shadows into the light. All the strength of matter and spirit combined are in the man’s hand clasping the stick, each as gnarled as the other.

  Although this couple is entirely a creation of Rembrandt’s, what better embodiment could one imagine of the opening verse of the Beatitudes, “Happy are the poor in spirit, for the kingdom of heaven is theirs” ? When we are weary of life and think our journey is done, the vision of this couple restores our innocence. We gain a sense of transformation, a new world of possibilities.

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The Old Couple, detail thrice enlarged from The Hundred Guilder Print / Le Vieux Couple, détail agrandi 3 fois de La Pièce de cent florins. Amsterdam, Rijksmuseum.

    Dans ce vieux couple Rembrandt montre toute la force cachée de ceux qui acceptent leur faiblesse. Le vieillard, au grand corps courbé par le labeur, est complètement désarmé. La main droite est enflée et il est probablement aveugle. Il se laisse guider par sa femme. Le pathétique de l’homme est inséparable de la vigilance et de l’aspérité terre-à-terre de sa femme. Rien ne peut arrêter ce couple dans leur quête. Ils sont bien en chemin.  En eux, tout le poids de l’humanité émerge de l’ombre et entre dans la lumière. Toute la force combinée de la matière et de l’esprit est dans la main de l’homme qui serre le bâton, aussi noueux l’un que l’autre.

   Alors que ce couple est entièrement une création de Rembrandt, peut-on imaginer une meilleure personnification du vers inaugural des Béatitudes, « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! »  Quand nous sommes lassés de la vie et nous pensons que notre voyage touche à sa fin, la vision de ce couple nous rend notre innocence. Nous pressentons une transformation, un nouveau monde de possibilités.

   Welcoming life like Rembrandt also means questioning as he does. When we see strange reflections in the water, their evanescence recalls our own precariousness. Doubting what we see, the mind is wakened.

 

opnamedatum:2006-02-20
The Boat-house (detail twice enlarged), 1645. B 231, I / L’Abreuvoir (détail agrandi deux fois), 1645. B 231, I. Amsterdam, Rijksmuseum.

   Accueillir la vie, comme Rembrandt le fait, veut dire aussi s’interroger avec lui. Sur l’étrangeté, par exemple, des reflets dans l’eau : la fugacité nous renvoie vers notre précarité. Par le doute devant ce que nous voyons, l’esprit s’éveille.

   Simple doubt can turn into a full confrontation with a new truth. That is the case with this scholar wizened by years of research. He must have abandoned one form of thought for another many times over. Leaning on his desk, interrupted in his work, he is stunned by a vision. For the moment, it does not make him happy. There is no real questioning without being disconcerted. The symbol has been traced, but here it is intended to be obscure. The essential is not the content of the vision, but the inner struggle as it takes possesssion of this man. He has strained all his life first to believe, then doubt and now he must begin all over again.

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A Scholar in his Study, known as ‘Dr Faustus’ (original size), 1650-1654. Etching, drypoint and burin. B 270, I / Un Erudit dans son cabinet, dit ‘Le Dr Faustus’ (taille réelle), 1650-1654. Eau-forte, pointe sèche et burin. B 270, I. Amsterdam, Rijksmuseum.

   Le doute peut se transformer en une confrontation avec une vérité nouvelle. C’est le cas de ce savant, vieilli par de longues années de recherches. Il a dû abandonner tant de fois une forme de pensée pour une autre. Il s’appuie sur son bureau, interrompu dans son travail par une vision qui le frappe de stupeur. Pour l’instant, elle ne le rend pas joyeux ; il n’y a pas de vraie interrogation sans bouleversement. On a retrouvé la source du symbole, mais ici il est volontairement obscur. L’essentiel n’est pas dans la vision, mais dans le saisissement de cet homme. Il a lutté toute sa vie pour croire, douter, et il doit maintenant, encore une fois, recommencer.

   The questioning process becomes poignant in such a young boy.  During the process of transformation we are keen to go on to new things, but we are often at the same time hindered by our attachment to the old. The painter has concentrated on the candour of his son, Titus, in a key phase of growth. The darker half of his face with the arched eyebrow expresses his keen desire to learn, but the hand under the chin and the other half of the face suggest innocent bewilderment. Rembrandt has seized upon the inner struggle.

 

Titus aan de lessenaar, Rembrandt (1655)
Titus at his Desk (detail), 1655 / Titus au pupitre (détail),1655. Rotterdam, Museum Boijmans van Beuningen.

   Le processus du questionnement devient poignant chez un enfant si jeune.  Au cours d’un processus de transformation nous sommes enthousiastes d’aborder du nouveau, mais nous sommes en même temps souvent gênés par notre attachement à l’ancien. Le peintre se concentre sur la candeur de son fils, Titus, dans une phase-clé de sa croissance. L’hémiface moins éclairé du visage, au sourcil bien arqué, exprime la gravité du désir d’apprendre, mais l’autre partie du visage et la main au menton évoquent la perplexité de l’innocence. Rembrandt a saisi la lutte intérieure.

   Rembrandt will not allow us the comfort of simply watching an event taking place. He here imagines a moment where a question inside us is transformed into a call for action. We feel that no one in the crowd will deliver this innocent man. And what would we do ?

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Christ Presented to the People (over half the original size),1655. Drypoint, B 76, V / Le Christ présenté au peuple ( plus de la moitié de la taille réelle), 1655. Pointe sèche, B 76, V. Boston, Fine Arts Museum.

    Rembrandt ne permet pas le bien-être de simplement regarder un événement en train de se dérouler. Il imagine ici on moment où l’interrogation se transforme pour le spectateur en un appel. On sent que personne ne va délivrer cet innocent. Et nous ?

   In this second version we are deprived of even the possibility of intervention. The crowd which accompanied us has disappeared. We are propelled towards the action on the podium and the sinister conduits beneath it which suggest the result. This is not just a way of underlining that from now on the fate of Jesus is sealed. Rembrandt makes it clear that the story is also ours. We will not escape the destiny of humanity by inaction.

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Christ Presented to the People ( over half the original size), 1655. Drypoint, B 76, VIII / Le Christ présenté au peuple, (plus de la moitié de la taille réelle), 1655. Pointe sèche, B 76, VIII. New York, Metropolitan Museum of Art.

   Dans cette version, même la possibilité d’intervenir nous est enlevée. La foule qui nous accompagnait a disparu. Nous sommes projetés vers le podium et le sinistre cloaque qui évoque son issue. Ce n’est pas simplement pour souligner que désormais le sort de Jésus est scellé. Rembrandt présente cette histoire comme la nôtre. Par l’inaction nous n’échapperons pas au destin de l’humanité.

   Will we stand by as human beings are sacrificed ? Or will we intervene ?  And if so, on the basis of what truth ? In Rembrandt’s portrayals of Abraham’s sacrifice of Isaac, we discover that there is no such thing as THE truth, leading to right action. There is only truth at a particular moment. Nor is the the truth of the biblical text fixed for all time. The artist’s truth lies in the affinity between the subject and the artist’s own inner life as it evolves during the course of his life.

   Rembrandt has invented two images of the sacrifice of Isaac which brilliantly clarify the meaning of a notoriously difficult passage of the Bible (Genesis 22). This complex compilation states that God commanded Abraham to sacrifice his only son in order to test his faith, and that he then sent an angel to stop him just when Abraham stretches out his hand to cut his son’s throat. Rembrandt does not follow the mainstream Jewish and Christian traditions which celebrate Abraham for his faithful obedience. Nor does he follow the more subtle interpretations, which see the sacrifice as purely symbolic. What Rembrandt has done in the picture of his youth is to show that the angel’s intervention gives voice to a consciousness deeper than blind obedience. Love has replaced Faith triumphing over violence and sacrifice.

   Despite the dramatic aspect of the scene, the angel intervenes in the gentlest way possible. His face is full of love, not anger. Abraham’s expression, the tears in his beard reveal a father in a paroxysm of anguish at the thought of killing his son. Man and angel are so intimately connected that Abraham’s inner conscience corresponds to the angel’s command. This mutual comprehension will later lead to ‘Thou shall not kill’.

   Twenty years later Rembrandt replaces this tenderness with an appeal to stop the killing. The etcher presents Abraham determined to go right to the end. The force of the hand holding the knife leaves no doubt as to the imminence of the slaughter. His face is hard and the bestiality of his act is underlined by the basin ready to receive the blood. He is truly disturbed by the angel with the powerful wings. Accompanied by a light intended for combat, the angel seizes Abraham with both arms. His face is full of the zeal necessary to re-establish peace in a world abandoned to folly, superstition and violence. It is no longer Abraham’s conscience that is in question, but our own.

 

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The Angel Preventing Abraham’s Sacrifice of Isaac (detail), 1635. St.Petersburg, Hermitage. / L’ange empêchant Abraham de sacrifier Isaac (détail), 1635. Saint-Petersbourg, Ermitage.
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The Angel Preventing Abraham’s Sacrifice of Isaac (1 1/2 original size), 1655. Drypoint and etching, B.35 / L’Ange empêchant Abraham de sacrifier Isaac (agrandi une fois et demie), 1655. Eau-forte et pointe sèche, B.35. Jerusalem, Israel Museum.

     Allons-nous assister au sacrifice d’un être humain ? Si nous intervenons, ce sera basé sur quelle vérité ? Au travers deux versions du sacrifice d’Isaac par Abraham, Rembrandt nous fait découvrir que LA vérité n’existe pas. Il n’y a qu’une vérité à un moment donné. Et la vérité du texte biblique n’est pas fixée une fois et pour toutes non plus. Pour l’artiste, la vérité vient de l’affinité du sujet avec sa vie intérieure.

   Rembrandt a inventé deux images du sacrifice d’Isaac qui éclaircissent brillamment un passage biblique d’une difficulté notoire. Le texte de Genèse 22 -une compilation complexe- dit que Dieu mit Abraham à l’épreuve, lui demandant d’offrir son fils unique en holocauste. L’ange de l’Eternel l’arrête juste au moment où Abraham étendit la main et prit le couteau pour égorger son fils. Rembrandt ne suit pas les traditions judaïques et chrétiennes qui célèbrent Abraham pour son obéissance. Il ne suit pas non plus les interprétations plus subtiles qui présentent le sacrifice comme un symbole d’abandon spirituel. Dans son tableau de jeunesse, Rembrandt choisit de montrer que l’intervention de l’ange représente une conscience plus profonde que l’obéissance aveugle à Dieu. L’amour remplace la foi et triomphe sur la violence et le sacrifice.

   Malgré l’aspect dramatique du tableau, l’ange est la douceur même. Son visage ne parle pas de colère, mais d’amour. L’expression d’Abraham et les larmes dans sa barbe révèlent un père au paroxysme de l’angoisse à l’idée de tuer son fils. L’homme et l’ange sont si intimement reliés que le commandement de l’ange ne fait que confirmer la conscience intérieure du père. Le cauchemar disparaît et la compréhension réciproque mènera plus tard au « Tu ne tueras pas ».

   Vingt ans plus tard, la tendresse est remplacée par un appel à arrêter le meurtre. Le graveur représente Abraham déterminé à aller jusqu’au bout. La force avec laquelle il manie le couteau ne laisse aucun doute sur l’égorgement imminent. Son visage est dur et la bestialité de son acte est soulignée par le petit bassin prêt à recevoir le sang. Il est vraiment dérangé par l’ange aux ailes puissantes, accompagné d’une lumière faite pour le combat, et qui saisit Abraham par les deux bras. Son visage est plein de l’ardeur nécessaire pour rétablir la paix dans un monde abandonné à la folie, la superstition et la violence. Ce n’est plus la conscience d’Abraham qui est en question, mais la nôtre.

   Rembrandt puts us in the uncomfortable situation of having to choose between truth and conventional wisdom, between life and the pretence of life. This is a unique reinterpretation of the artist’s favourite theme : Simeon with the Christ Child. The Gospel of St.Luke 2: 25-35 concentrates on the recognition of Jesus as the Messiah by a man of God. He has received the promise that he will not die till he has seen the Light of all nations. He has been inspired to come into the temple just as Mary and Joseph present Jesus as their first-born son. It is Rembrandt who has chosen to confront Simeon with the Chief Rabbi figure who is absent from the Bible. Simeon prophesies that the baby Jesus is destined to cause the falling and rising of many in Israel, so that the thoughts of many hearts will be revealed. Nothing is less likely to reassure the high priest enthroned in the midst of this artificial night. The tiny defenceless child at his feet is a stark contrast to the giant standing figure with all his paraphernalia. Confronted by the pyramidal rock of the inspired layman, God’s functionary lets his precious book slide from his lap.

   The engraving dates from around 1654 and corresponds to a period when the Calvinist authorities, seeing that artist’s common-law wife, Hendrickje, was pregnant with his daughter Cornelia, decided to exclude her from the communion table, because she was living in “whoredom” (“in hoererij ” in the Dutch source) with Rembrandt. He thus had good reason to warn us against leaving the authorities to decide for us. He challenges us to put appearances aside, not to judge, but to try to discern the truth.

 

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Presentation in the Temple in the Dark Manner (original size), c.1654. Etching, drypoint and burin, B. 50 / Présentation au Temple dite à la manière noire (taille réelle), vers 1654. Eau-forte, pointe sèche et burin, B. 50. Amsterdam, Rijksmuseum.

   Rembrandt nous met dans la gêne de choisir entre la sagesse conventionnelle et la vérité, entre la vie et le simulacre de la vie. Le thème favori de Rembrandt – Siméon et l’Enfant Jésus – est ici réinterpreté de façon unique. L’Evangile de St. Luc ( 2/ 25-35) se concentre sur la reconnaissance de Jésus comme le Messie par un homme de Dieu. Dieu lui a promis qu’il ne mourra pas avant d’avoir vu la Lumière de toutes les nations. Une visite au temple lui a été inspirée juste au moment où Marie et Joseph présentent Jésus comme leur fils premier-né. C’est Rembrandt qui a choisi de confronter Siméon à une espèce de rabbin en chef, absent de la Bible. Siméon prophétise que l’enfant est destiné à amener la chute et le relèvement de plusieurs en Israël, afin que les pensées de beaucoup de coeurs soient dévoilées. Riens n’est moins apte à rassurer le grand prêtre qui trône au milieu de cette nuit factice. Le minuscule nouveau-né à ses pieds s’oppose au colosse avec toute sa pompe. Face au roc pyramidal du laïc inspiré, le fonctionnaire de Dieu laisse glisser son livre précieux.

   La gravure, datée d’environ 1654, correspond à la période où l’église calviniste, voyant que la concubine de l’artiste était enceinte de sa fille Cornélia, décida de l’exclure de la communion, parce qu’elle vivait « comme une putain » («in hoererij » dans la source néerlandaise) avec Rembrandt. Ainsi avait-il de bonnes raisons pour nous avertir du danger de laisser les autorités décider à notre place. Il nous met au défi de laisser tomber les apparences. Ne pas juger, mais tâcher de discerner la vérité.

   It is the inner eye of the painter which takes him beyond the world of appearances. Knowing that he knows nothing, he is free to constantly renew his vision. He is guided by what he feels, not by what he sees. At 42, in the light of his new consciousness, he sees the invisible at work. This is what makes him a companion for life.

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Rembrandt drawing at a window (detail thrice enlarged ), 1648. Etching, drypoint and engraving, B. 22, II. / Autoportrait dessinant à une fenêtre (détail agrandi 3 fois), 1648. Eau-forte, pointe sèche et burin, B.22,II. Amsterdam, Rijksmuseum.

   C’est le regard intérieur du peintre qui lui permet de traverser les apparences. Sachant qu’il ne sait rien, il est libre de renouveler constamment sa vision. L’oeil se laisse guider par ce qu’il ressent et non par ce qu’il voit. A 42 ans, à la lumière de sa conscience nouvelle, il voit l’invisible à l’oeuvre. Voilà pourquoi il peut nous accompagner tout au long de la vie.

   Rembrandt sees the unique relationship between the appearance of a person and his vital energy. This flaccid face is that of a man beginning to drown. He is threatened not by darkness but by light. His face and hair are modelled with very fine but interrupted strokes. They are part of a chaotic and deliquescent whole. The dismay, betrayed by the eyes, tells us that he sees his own disappearance. For him, it may well be too late. He has not seen the light.

   This man, Thomas Jacobszoon Haaringh, was on the Amsterdam town council and oversaw the forced sale of everything the artist possessed. This did not prevent Rembrandt from seeing him as one of his fellow-men. What moves us is this man’s complete bewilderment.

opnamedatum: 2006-04-18
Thomas Jacobsz. Haaringh (detail enlarged 1 1/2 times), c.1656. Drypoint and engraving, B. 274, II / Thomas Jacobsz. Haaringh, dit ” L’Ancien” (détail agrandi une fois et demie), vers 1656. Pointe sèche et burin, B. 274, II. Amsterdam, Rijksmuseum.

   Rembrandt voit la relation unique entre l’apparence de la personne et sa vitalité profonde. Ce visage flasque est celui d’un homme qui commence à se noyer. Il est menacé non par l’obscurité mais par la lumière. Son visage et ses cheveux sont modelés par des traits fins mais interrompus, ils font partie d’un ensemble chaotique et déliquescent. Le désarroi, lisible dans les yeux, nous raconte qu’il se voit disparaître. Pour lui, c’est peut-être trop tard. Il n’a pas vu la lumière.

   Cet homme, Thomas Jacobsz. Haaringh, fut membre du conseil municipal d’Amsterdam et chargé de l’adjudication forcée de tous les biens de l’artiste. Cela n’empêchait pas Rembrandt de le voir comme un de ses semblables. Nous sommes touchés par l’égarement de cet homme.

   The observation of a person’s vital energy can also warn us to be more alert. Here the opaque and unmodulated shadows express a secret intensity. They suggest the disturbing power of the sitter’s personality by obscuring his surroundings and even half of his face. Instead of giving a sense of space , they confine him. This man’s existence depends on what he is keeping back. His left eye is full of subtle light: he sees us but does not expose himself. All his energy is exclusively pointed in a single direction.

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Pieter Haaringh (half the size of the original), 1655. ( A cousin of the elder Haaringh, who acted as a private auctioneer selling Rembrandt’s work at his own request). Drypoint and engraving, B. 275, I on Japanese paper / Pieter Haaringh, dit “le Jeune”(la moitié de la taille d’origine), 1655. ( Il était commissaire-priseur des ventes aux enchères privées que Rembrandt lui-même organisa.) Pointe sèche et burin, B.275, I sur papier japon. Paris, BNF.

   L’observation de la vitalité profonde d’autrui peut aussi nous alerter. Les ombres opaques et peu modulées révèlent une intensité secrète. Elles suggèrent le ressort inquiétant de la personne, en obscurcissant l’environnement et même la moitié du visage. Au lieu de lui donner de l’ampleur, elles le confinent. L’existence de cette homme dépend de la force de sa réserve. Son oeil gauche est plein de lumière subtile : il nous voit, mais ne s’expose pas. Toute son énergie est dirigée dans une seule direction.

   Fortunately, we do not always need to question what we see. Sometimes we can just let go and enjoy it. The flame of being burns unrestricted in this Jewish doctor. The shadows take up the kindness in his face. They palpitate in an expanding network of radiant energy. Our heart recognises another heart sparkling like sunlight on the sea.

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Dr. Ephraïm Bueno ( detail 1 1/2 original size) 1647. Etching, drypoint and burin, B.278,II / Le médecin Ephraïm Bueno (détail agrandi une fois et demie), 1647. Eau-forte, pointe sèche et burin, B 278, II. Amsterdam, Rijksmuseum

    Heureusement, nous n’avons pas toujours besoin d’interroger les apparences. Parfois nous pouvons simplement lâcher prise et nous réjouir. La vie ne se divise plus chez ce médecin juif. En écho à sa bonté, les ombres, tout autour de son visage semblent palpiter, elles forment un réseau d’expansion rayonnante. Le coeur reconnaît le coeur. Il scintille comme la lumière du soleil sur la mer.

   Yet it is true that Rembrandt most often does encourage us to travel beyond the world of appearances. In this group painting of the Syndics, we are fascinated by the imminence of an event entirely left to our imagination. The colours and the lighting create a haze which keeps us at a distance at first and then incites us to penetrate it to grasp what is going on.

   Withdrawn from the eyes of the public, these men are arbiters of the quality of dyed cloth. We have no reason to doubt their honesty, but are they kind? We are in a world of complicity. If we except the employee at the back, their glances are cold, even hostile. The only richly painted object is the purse which may indicate where the true heart of these men lies. These men do not need to consult each other to reach a common decision. The bond between them is stronger than their interest in the business of others.

   The mood of restraint does not lead to classical repose, but creates a tension, all the more unsettling because there is no apparent cause for it. Unless it be our own presence…

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The Sampling Officials of the Amsterdam Drapers’ Guild known as ‘The Syndics’, 1662. / Le Syndic de la guilde des drapiers, 1662. Amsterdam, Rijksmuseum.

   Il est cependant vrai que Rembrandt nous encourage la plupart du temps à traverser le monde des apparences. Dans ce tableau nous sommes fascinés par l’imminence d’un événement que Rembrandt laisse à notre imagination. L’éclairage et les couleurs créent une brume qui éloigne mais dans un deuxième temps, incite à la scruter pour saisir ce qui s’y passe.

   Soustraits au regard du public, ces hommes se livrent à une activité d’arbitrage afin de garantir la qualité des tissus. Nous n’avons aucune raison de douter de leur honnêteté, mais sont-ils bons ? Nous sommes dans un monde de connivence. Si l’on met de côté l’intendant au service de ces messieurs, les regards sont froids, voire hostiles. Le peintre a éliminé la sensualité des textures, à l’exception de la bourse qui semble être le vrai coeur de ces hommes. Ils n’ont pas besoin de se consulter pour prendre une décision commune. Le lien entre eux est plus fort que leur intérêt pour les affaires d’autrui.

  L’ambiance de contrainte ne conduit pas vers un équilibre classique, mais crée une tension, d’autant plus troublante qu’il n’y a pas de cause apparente. A moins que ce soit notre propre présence…

   The expanded consciousness, created by Rembrandt, encourages the observer to experience all situations – including the most painful ones -as opportunities for an awakening. Despite the imminent execution, the innocent victim (St.John the Baptist) bares his neck with radiant gentleness. As for us, it is worthwhile asking ourselves whether we are more afraid of death than we are of being failures.

The beheading of St John the Baptist
The Beheading of St John the Baptist (twice enlarged), 1640. Etching and drypoint, B. 92, I (2) / La Décollation de saint Jean-Baptiste (agrandi 2 fois), 1640. Eau-forte et pointe sèche, B. 92, I (2). Amsterdam, Rijksmuseum.

   La conscience accrue créée par Rembrandt, encourage le spectateur à vivre toutes les situations – y compris les plus douleureuses – comme occasion d’éveil. Malgré l’imminence de l’exécution, l’innocent (saint Jean-Baptiste) tend son cou et rayonne de douceur. Et nous, avons-nous plus peur de mourir que de rater notre vie ?

    Not that the artist is any more beyond suffering than we are. 1655 is the year of the first sale of Rembrandt’s collections and his depiction of violence becomes desperate. In The Slaughtered Ox there is no possibility of consolation. It is too late. This is how it is.

    In the Berlin drawing (Ben 1160, not shown here), despite the lurid light and the eager activity inside the farm, the slaughter is viewed from a distance. But in the painting he abandons the traditional portrayal of the killing to bring us right up to the flesh. The cries of the animal still seem to echo in our ears.

   The painter does not allow us to flee from the reality of death and suffering. Though the subject may repel us, he has painted the flesh with radiant colours and loving brushstrokes.

   He has embodied a cry. That is what seizes us. And that is what can help us face up to our own cry.

The Slaughtered Ox, 1655
The Slaughtered Ox, 1655 / Le Boeuf écorché, 1655. Paris, Musée du Louvre.

   Ce n’est pas que l’artiste ait dépassé la souffrance, pas plus que nous. 1655 est l’année de la première vente de ses collections et la violence peinte par Rembrandt devient désespérée. Avec Le Boeuf écorché il n’y a plus aucune consolation possible. Il est trop tard. Cela est.

   Dans le dessin de Berlin (Ben 1160, pas montré ici), malgré la lumière livide et l’ardente activité à l’intérieur de la ferme, le spectateur est éloigné de l’abattage. Mais dans la peinture, Rembrandt s’écarte de la scène de tuerie traditionnelle pour nous confronter directement avec la chair. Les cris de l’animal semble encore retentir de loin en loin.

    Rembrandt ne nous permet pas de fuir la réalité de la mort et de de la souffrance. Bien que le sujet puisse nous répugner, il a peint la chair avec des couleurs radieuses et des touches caressantes.

   Il a incarné un cri. C’est cela qui saisit. C’est cela qui peut nous aider à faire face à notre propre cri.

   In 1656, Rembrandt lost his house, his collections, his paintings, even his shirts. Over the next four years everything was sold for paltry amounts. As he goes through all this suffering, he confronts us with our own death. Even taking into account a drawing of the picture before it was cut down, the artist has clearly made the dead body the centre of attention. We are propelled towards it and view everything from the level of the operating table. At first the rigid soles of the feet seem to block our view. Then we are guided with alarming speed to the head. Rembrandt has painted the key moment when the top of the skull has just been lifted off: the doctor is beginning to dissect the brain, held to be the seat of the soul. The artist does not not just represent the body, but honours it. Rather than follow the medical practice of severing the head from the trunk, he has chosen to respect the integrity of the body. He presents the dead body as a person with a living face.

   Rembrandt has brought us face to face with the deceased so that we recognise him as our fellow-man. By showing his compassion, the man on the left induces the observer to do the same. Despite the horror we may feel, the painter makes us see it is the heart that guides us through our most difficult moments.

The Anatomy Lesson of Dr. Jan Deijman, 1656 / La Leçon d’anatomie du Dr. Jan Deijman, 1656. Amsterdam, Amsterdammuseum.

   En 1656, Rembrandt perd sa maison, ses collections, ses peintures et jusqu’à ses chemises. Durant quatre ans on vend tout pour des sommes dérisoires. Pendant qu’il subit cette souffrance, il nous confronte avec notre propre mort. Même en tenant compte du dessin du tableau avant sa réduction, l’artiste a clairement fait du cadavre le centre d’attention. Nous sommes poussés vers lui et nous voyons tout depuis le niveau de la table d’opération. D’abord la plante des pieds semble créer un obstacle à notre vue. Ensuite, nous sommes guidés à une vitesse alarmante vers la tête. Rembrandt saisit le moment-clé où la boîte crânienne vient d’être enlevée : le docteur commence à disséquer le cerveau, tenu pour le siège de l’âme. Le peintre ne représente pas seulement le corps, mais il l’honore. Au lieu de suivre la pratique médicale où  l’on sépare la tête du tronc, l’artiste a choisi de respecter l’intégrité du corps. Il présente le corps mort comme une personne avec un visage vivant.

   Rembrandt tient à ce face-à-face : nous reconnaissons le mort comme notre semblable. Le visage de l’homme à gauche montre sa compassion et induit la nôtre. Malgré l’horreur que nous pouvons ressentir, Rembrandt nous fait voir que c’est le coeur qui nous guide dans les moments les plus difficiles.

   It is the heart’s suffering which interests Rembrandt. He turns away from the tradition of showing Jesus strong in the assurance of eternal life as He prays the night before his arrest. The artist is never on the side of those who think that truth is theirs. If Jesus were so full of certainty, there would be no struggle. He would not be “overwhelmed with sorrow to the point of death” (Mark 14: 34). And Rembrandt’s angel would not need to come and comfort Him as a human would.

   In the drawing Jesus is already fortified by the angel, but in the engraving they are slightly out of step. A breach crying out for our response.

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The Agony in the Garden (3/4 original size), c.1657. Pen, brush and brown ink, Ben 899 / Jésus au Jardin des Oliviers (3/4 taille réelle), vers 1657. Plume, pinceau et encre brune. Ben 899 . Hamburg, Kunsthalle, Kupferstichkabinett.

 

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The Agony in the Garden (twice enlarged), c.1657. Etching and drypoint, B 75 / Jésus au Jardin des Oliviers (agrandi deux fois), vers 1657. Eau-forte et pointe sèche, B 75. London, British Museum.

   C’est le coeur souffrant qui intéresse Rembrandt. Il s’écarte de la tradition qui montre Jésus fort de l’assurance en la vie éternelle quand il prie la nuit avant son arrestation. Rembrandt n’est jamais du côté de ceux qui croient posséder la vérité. Si Jésus était pétri de certitudes, il n’y aurait pas de lutte. Or, il est « triste à en mourir » (Marc 14/ 34). Son angoisse est la manifestation bien humaine de sa liberté. Et l’ange de Rembrandt vient le conforter comme un humain le ferait.

   Dans le dessin le Christ est déjà fortifié par l’ange. Mais dans la gravure il y a un décalage entre les deux. C’est une brèche qui nous appelle.

   Meaning is given to suffering in this first version of The Three Crosses. Light bursts in from high above upon a world that tortures people like Jesus and the good thief on the right. Men are running away in the centre as if drawn by the sinister cavern or sepulchre below. The combat between light and darkness severs the link between heaven and earth.

   The tragedy of the event lies in the blindness of men who do not recognize love. Yet the strength of the light – given even greater importance than Jesus – still offers some hope. In particular it shows the centurion who kneels in acknowledgement that this was the « Son of God ». It is the stranger who reassures us: despite everything, we still have the capacity to open our hearts.

The Three Crosses RP-P-1961-1195A
The Three Crosses (two-thirds of original size), 1653. Drypoint and engraving with surface tone, B. 78 III (V) / Les Trois croix ( 2/3 de la taille réelle), 1653. Pointe sèche et burin avec ton de surface, B. 78 III (V). Amsterdam Rijksmuseum.

   Un sens est donné à la souffrance dans cette première version des Trois Croix. La lumière fait irruption depuis le haut du ciel et juge un monde qui torture Jésus et le bon larron à droite. Des hommes fuient au centre, comme aspirés par la sinistre grotte ou sépulcre en bas. Le combat entre lumière et ténèbres déchire le lien entre ciel et terre.

   L’aveuglement des hommes devant l’amour est tragique. Pourtant la force de la lumière – plus mise en valeur que Jésus – laisse quelque espoir. En particulier, elle éclaire le centurion qui reconnaît à genoux le « Fils de Dieu ». C’est l’étranger qui nous rassure : l’homme garde malgré tout la capacité d’ouvrir son coeur.

   In the second version, we enter into a void, deprived of all hope. The separation between past and present has vanished. We are confronted with a world where love is not loved. The engraver’s copper plate is entirely redrawn and covered with furrowed lines. The power of darkness invades the entire composition now centred on the solitary Jesus. He is all. Yet he is also as nothing. Rembrandt has now opened his mouth and eyes. The cosmic drama has been transformed into the cry: “My God, my God, why have you forsaken me ?”

The Three Crosses, second version, heavily inked. British Museum
The Three Crosses (two-thirds of original size), c.1653. Drypoint, engraving, scraping and surface tone. B 78, IV / Les Trois Croix (aux deux-tiers de la taille réelle), vers 1653. Pointe sèche, burin, brunissoir et ton de surface. B 78, IV. London, British Museum.

   Dans la deuxième version, nous entrons dans le vide, privés de tout espoir. Disparue, la séparation entre le passé et le présent. Nous sommes confrontés à un monde où l’amour n’est pas aimé. La plaque du graveur est entièrement reprise et entaillée avec rage. Le pouvoir des ténèbres envahit la composition entière, désormais centrée sur un Jésus solitaire. Il est tout. Il est aussi rien. Rembrandt a maintenant ouvert sa bouche et ses yeux. Le drame cosmique est devenu le cri: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

   When we are in mourning, Rembrandt shows us that peace – even wondrous peace – is possible. The time for action is now over. The cries of pain are now replaced by a quieter sorrow. The mourner’s consciousness emerges from immediate emotion to recover the essence of his relationship with the deceased: a living presence.

   The artist suggests the energy of the living beginning to circulate again. He concentrates on light and shadow to create a serene atmosphere. Nothing is required of us except simply being there with others in silence. There are the first murmurs of something new, the intuition that love is at work.

St Louis_The_Entombment, B 78. State IV, heavily inked, giving a night effect.
The Entombment (original size), 1652-1656. Etching, drypoint and engraving. B 78, IV/ Jésus mis au tombeau (taille réelle), 1652-1656. Eau-forte, pointe sèche et burin. B 78, IV. St Louis Art Museum.

   En abordant la souffrance du deuil, Rembrandt parle aussi de la merveille de la paix. Le temps d’agir n’est plus. Aux cris de douleur succède le chagrin silencieux, la conscience émerge des émotions immédiates pour retrouver l’essentiel de la relation avec le défunt : une présence vivante.

    L’artiste suggère l’énergie du vivant circulant de nouveau. Il se concentre sur la paix dégagée par l’ombre et la lumière. Rien ne nous est imposé sauf le fait d’être là, avec les autres, en silence. Au milieu de la souffrance, il y a les premiers murmures du nouveau, une intuition que l’amour est à l’oeuvre.

    The divine is no longer severed from immediate reality, but revealed by it. All wonder is now expressed in the kindness of simple action taking place before our eyes. Jesus is no longer portrayed with a halo: he is a man bringing a woman to her feet or washing the feet of his disciples as a slave would have done. To see this, and believe it, is to enter into the joy of love that bursts out in the painter’s last years in radiant and universal gestures.

Jesus pulling up Peter's mother-in-law to her feet.
Jesus Healing Peter’s Mother-in-Law (two thirds of original size), c.1650-51. Pen, brown ink with brown wash, Ben 1041 / Jésus guérissant la belle-mère de Pierre ( aux deux-tiers de la taille réelle), vers 1650-51. Plume, encre brun et lavis brun, Ben 1041 .Paris, Fondation Custodia.
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Jesus Washing the Feet of His Disciples (original size), 1640-1649. Pen and brown ink, Ben 931 / Le Lavement des pieds (taille réelle), 1640-1649. Plume et encre brun, Ben 931. Amsterdam, Rijksprentenkabinet Rijksmuseum.

   Le divin n’est plus coupé de la réalité immédiate, mais révélé par elle. Tout émerveillement est désormais exprimé par la bonté d’une action qui se déroule devant nos yeux. Jésus n’a plus son auréole: il est simplement un homme qui met une femme sur pied, qui lave les pieds de ses disciples comme le faisaient les esclaves. Le voir, le croire, c’est entrer dans la joie de l’amour, qui éclate dans les dernières années du peintre en des gestes radieux et universels.

   Rembrandt’s portrayal of  Jacob Wrestling with the Angel reveals the transforming power of love as the heart of the subject. Jacob is a man with a bad conscience in mortal combat with a dangerous enemy. His opponent has the power to destroy him because he is the part of himself he has always refused to recognize. The enemy proves to be the messenger of an unheeded love. Jacob discovers that he is loved by the one he most feared, the one who knows him better than he does himself.

   Rembrandt represents the struggle as an initiation. Since it is at our greatest moments of truth that we can feel the river of life that supports us. Contrary to all expectations, the winner is like an infant in his mother’s arms. He is undergoing the experience of a spiritual awakening. The angel is moved to such tenderness that tears stand in his eyes. The gentleness of his hand suggests the imminent blessing and its significance: the promise of love renewed without fail.

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Jacob Wrestling with the Angel, c.1659 / Le Combat de Jacob avec l’ange, vers 1659. Berlin, Gemäldegalerie.

   Quand Rembrandt peint Jacob luttant avec l’ange, il révèle le pouvoir transformateur de l’amour au coeur du sujet. Jacob est un homme avec une mauvaise conscience qui se bat avec un ennemi dangereux. Cet inconnu a le pouvoir de le détruire parce qu’il est la partie de lui-même qu’il a toujours refusé de reconnaître. L’ennemi est en réalité le messager d’un amour inattendu. Jacob découvre qu’il est aimé par celui qu’il craignait le plus, celui qui voit plus clair en lui que lui-même.

   Rembrandt représente ce combat comme une initiation. Car c’est dans nos plus grands moments de vérité que nous pouvons éprouver le fleuve de vie qui nous porte. Contrairement à toute attente, le vainqueur est comme un petit enfant dans les bras de sa mère. Il est soumis à l’expérience d’une naissance spirituelle. L’ange éprouve une telle tendresse qu’il en a des larmes aux yeux. Sa douceur suggère la bénédiction imminente : la promesse d’un amour qui se renouvellera sans faille.

   In Rembrandt’s world, it is the heart’s activity which makes us creative. What matters is not some call from beyond, but the close relationship between Matthew (the evangelist), the angel and also the observer, who must imagine what the artist cannot paint. It is a work constantly in the process of becoming.

   The poise of the quivering hand creates a state of expectation. Matthew’s hand reaches to touch an inner truth. It is this pause which allows the angel to appear. He is not there to dictate a message. Nor is he to be seen by Matthew. It is his kindly presence which confirms to Matthew that he is searching in the right direction. Towards a truth which cannot be revealed all of a sudden. Matthew can only sense he is getting closer to it. His inspiration depends upon an inner voice and his readiness to listen to it. The gentle touch of the hands and the whispering in Matthew’s ear express the warmth of intimacy. A tenderness which comforts, supports and sets free.

Matthew with the angel behind him whispering in his ear
St Matthew the Evangelist, 1661 / St Matthieu l’évangéliste, 1661. Paris, Musée du Louvre.

   Dans le monde de Rembrandt, c’est l’activité du coeur qui rend créatif. Ce qui compte n’est pas quelque appel de l’au-delà mais l’entente intime entre Matthieu (l’évangéliste), l’ange et aussi l’observateur. C’est à ce dernier d’imaginer ce que Rembrandt ne peut peindre. L’oeuvre est toujours en devenir.

   Tout est suspendu à l’équilibre de cette main frémissante. Elle s’étend pour toucher une vérité intérieure. C’est cette pause qui suscite l’apparition de l’ange. L’ange n’est pas là pour dicter un message. Ni pour être vu par Matthieu. Sa simple présence, pleine de bonté, confirme à Matthieu qu’il est orienté dans le bon sens. Vers une vérité qui ne se révèle pas d’un coup. Matthieu ne peut qu”en sentir l’approche. L’inspiration dépend d’une relation entre une voix intérieure, et un moi en quête, prêt à l’entendre. La main qui effleure, la voix qui susurre, expriment une intimité chaleureuse. Une tendresse qui réconforte, soutient et libère.

   Loving relationships also have their critical moments. Rembrandt encourages us to see the sentiment of a moment as part of the river of life. He paints the love that makes us grow. But few of us progress and grow without hesitation. The woman is wrapped in thought. Not without some disquiet, the man expresses himself in his movement towards her:  “I shall do everything to make you happy”. He offers her his presence with an embrace that respects her freedom. By lightly touching his hand on her breast, the woman transforms the gesture into a living dialogue. Instead of the usual portrait of a couple which freezes a moment of their relationship, we here become witnesses to the growth of love between them.

   A certain disparity remains between the splendour of the golden mantle, the ruby-red gown, the dance of light and the gravity of the faces as they project themselves into the future. Rembrandt is not concerned with this couple’s happiness but with celebrating the love which incites us to surpass ourselves and vanquish our fears. We are very much with this couple, but at the same time, the painter makes us adopt his wider -even sacred- perspective.

   That is the reason why certain experts have identified the subject -without decisive proof- as the marriage of Isaac and Rebecca or that of the painter’s son Titus with Magdalena Van Loo. The one does not exclude the other, but I think Rembrandt has deliberately left our imagination free. For Rembrandt there is no difference between an exchange of oaths between two biblical characters and  two persons  close to him.  He is concerned to make us see the human fulfilment of a universal love. It is a joy to feel this reciprocal love: it connects us to the evolutionary force present in all life.

Portait of a Couple as Rebecca & Isaac.
Portait of a Couple as Rebecca and Isaac, known as ‘The Jewish Bride’, c.1665. / Portait d’un couple comme Rebecca et Isaac, dit ‘La Fiancée juive’, vers 1665. Amsterdam, Rijksmuseum.

   Une relation d’amour n’est pas sans moments critiques. Rembrandt nous entraîne à replacer le sentiment d’un moment dans un fleuve de vie universelle. Il peint l’amour qui nous fait évoluer. Mais rares sont ceux qui avancent et grandissent sans hésitation. La femme est songeuse. Non sans inquiétude, l’homme s’exprime dans son élan vers elle : « Je ferai tout, pour que tu sois heureuse». Il lui offre sa présence dans un embrassement qui respecte sa liberté. En effleurant de ses doigts la main placée sur son sein, la femme transforme le geste de l’homme en un dialogue vivant. Au lieu de l’habituel portrait de couple qui fige un moment de la relation, nous assistons à un moment de croissance.

   Il reste un certain décalage entre la splendeur du manteau d’or, le rouge rubis de la robe, la danse de la lumière et la gravité des visages penchés sur leur avenir. Car Rembrandt ne célèbre pas le bonheur du couple, mais l’amour qui nous incite à nous dépasser, à vaincre la peur. Nous sommes vraiment avec ce couple, mais en même temps, le peintre nous fait adopter une perspective plus large, même sacrée.

   C’est pour cela que certains experts ont pu y voir -sans preuves décisives- le mariage de Rebecca et Isaac ou celui du fils du peintre, Titus, avec Magdalena Van Loo. L’un n’exclut pas l’autre, mais je crois que Rembrandt a fait exprès de laisser l’identification à notre imagination. Pour le peintre, il n’y a pas de différence entre un échange de serments bibliques et celui de deux de ses proches. Il s’agit toujours de faire voir l’accomplissement humain d’un amour universel. C’est la fête de sentir cet amour réciproque: il nous relie à la force d’évolution présente en toute vie.

    Unfinished at his death like the following picture, The Return of the Prodigal Son, this one can be considered as part of Rembrandt’s testament. Twenty years had passed since the artist first learnt how to go beyond appearances to capture the flux of life that animates the individual and passes away from him. Now Hendrickje and Titus -those he loved most- were dead. He was shortly to follow them, like his son’s young wife. For the moment, he was left alone with the fourteen year-old Cornelia, the daughter Hendrickje had given him. He also lived to experience the birth of Titus’ daughter, Titia.

   For the last time he takes up his favourite theme. It is new for him to bring us so close to the faces : we are so much implicated in the relationship between the wise old man and the little infant that Simeon’s jubilation becomes our own. The painter makes us witnesses to an intimate encounter between one who is entering life and another who is leaving it. All sadness is banished. Each of them is filled with wonder at the unknown dimension of the other. The new-born is an active participant: his keen attention leads us to back to the tremulous emotion of Simeon. His rigid hands and his half-blind eyes focus us on the intensity of his inner life. Above all that which issues from the dark hollow of his open mouth. Rembrandt plunges us into the experience of a fullness which spreads and overflows the boundaries of inner and outer space.  He paints Simeon as the visionary he himself had become. The prophecy has become evident. This is the revelation. The heart’s truth is now.

   The truth of the heart will not brook any limitation. In a state of fusion, the paintwork reveals matter in a state of flux, in the process of becoming recognisably human and then passing into the beyond. There are particles of light to guide us. They dance near the forehead, cascade down the face and the beard. They clothe the child and make his face sparkle. The old man and the new-born child are united by the energy of joy.

   For Rembrandt, art is heart-to-heart transmission. With him, painting is always ahead of us. The new, the unheard of, precedes us. It is up to us to receive it.

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Simeon with the Christ Child in the Temple, 1669 / Siméon et l’Enfant Jésus au temple, 1669. Stockholm, Nationalmuseum.

   Laissé inachevé sur son chevalet comme le suivant, Le Retour de l’enfant prodigue, ce tableau peut être considéré comme faisant partie du testament de Rembrandt. Cela faisait 20 ans déjà que l’artiste avait appris à traverser les apparences pour voir le flux de vie qui anime et se retire de l’individu. Maintenant Hendrickje et Titus – les êtres qu’il aimait le plus – étaient morts. Il allait bientôt les suivre, ainsi que la jeune femme de Titus. Pour l’instant, il restait seul avec Cornelia –  elle avait 14 ans maintenant – la fille qu’il avait eu de Hendrickje. Et il a pu vivre la venue au monde de Titia, la fille de Titus.

   Encore une fois, il reprit son thème préféré. La nouveauté, c’est de nous mettre tout près des visages : nous sommes si directement impliqués dans la relation entre le sage et le petit enfant que la jubilation de Siméon devient la nôtre. Le peintre nous fait assister à la rencontre intime entre celui qui arrive dans la vie et celui qui la quitte. Toute tristesse est bannie. Chacun est émerveillé de connaître l’inconnu de l’autre. Le nourrisson est un participant actif : son attention si vive nous redirige vers les vibrations de Siméon. Ses mains rigides et ses yeux à demi aveugles nous concentrent sur l’intensité de la vie intérieure. Surtout celle qui sort de la trouée d’ombre de la bouche.

    Rembrandt nous plonge dans l’expérience d’une plénitude qui se répand et déborde tout l’espace du dehors et du dedans. Il peint Siméon comme celui qui accueille la vie nouvelle, qui porte la joie de Dieu. Le peintre présente Siméon comme le visionnaire qu’il est lui-même devenu. La prophétie s’est transformée en une évidence. Le dévoilement, le voici. La vérité du coeur, c’est maintenant.

   La vérité du coeur ne supporte aucune ligne de délimitation. L’état de fusion de la peinture fait apparaître un flux de matière en train de devenir de l’humain et passer au-delà. Des particules de lumière nous guident. Elles dansent près du front, tombent en cascade le long du visage et de la barbe. Elles habillent l’enfant, font scintiller son visage. Le vieillard et le nouveau-né sont unis par l’énergie de la joie.

   Pour Rembrandt, l’art c’est la transmission de coeur à coeur. Chez lui, la peinture nous devance toujours. C’est le neuf, l’inouï qui nous précède. À nous de l’accueillir.

   In The Return of the Prodigal Son, the nature of love itself is revealed.

   In the parable, the son, having asked for his inheritance in advance, has squandered it with prostitutes and has been reduced to envying pigs for their food. He decides to return home, where even the servants are better treated. The father, worn out by waiting, recognises his lost son from a distance and runs forward to embrace him. It is only then that the young man discovers what it is to be a son. “I do not deserve to be called your son! “, he says. But his father celebrates the event: “My son was dead and now he has come back to life again! ” (Luke 15: 11-32).

   The young Rembrandt of the engraving was above all interested by the son as beggar. He had even depicted himself in this rôle. At the end of his life, his vision is focused on the goodness of the father, whereas the son could be any one of us. The embrace, which put the two on the same level, has now become an act of initiation.

 

Beggar with Rembrandt's facial features
Beggar with Rembrandt’s facial features (twice enlarged), 1630. Etching, B 174 / Gueux aux traits de Rembrandt (agrandi 2 fois), 1630. Eau-forte, B 174. Amsterdam , Rijksmuseum.

 

Return of the Prodigal Son (twice enlarged)
The Return of the Prodigal Son (twice enlarged), 1636. Etching, B 91 / Le Retour de l’enfant prodigue (agrandi 2 fois), 1636. Eau-forte, B 91. Amsterdam, Rijksmuseum.

 

    Dans Le Retour de l’enfant prodigue, la nature même de l’amour est révélée.

   Dans la parabole le fils a demandé sa part d’héritage en avance, la gaspille avec des prostituées et se retrouve à envier aux cochons leur nourriture. Il décide de retourner à la maison, où même les serviteurs sont mieux traités. Le père reconnaît au loin son fils perdu, et court l’embrasser. Le jeune homme découvre seulement à ce moment-là, ce que veut dire étre un fils. « Je ne mérite pas d’être appelé ton fils! », dit-il, mais le père célèbre l’événement : « Mon fils était mort et il est revenu à la vie!  » (Luc 15/ 11-32).

    Le jeune Rembrandt de la gravure était surtout intéressé par le fils comme gueux. Il avait même fait son autoportrait dans ce rôle. À la fin de sa vie, sa vision -sans parallèle dans l’histoire de la peinture- est focalisé sur la bonté du père, tandis que le fils pourrait être n’importe quel d’entre nous. L’embrassement, qui mettait les deux sur le même plan, est maintenant devenu initiatique.

   In the painting, the encounter is no longer in the centre, nor is it frontal. Each one bends down and turns toward the other from opposite sides. The axis of the physical encounter is on the left, leaving a shadowy hollow to receive the son’s head on the right. Although the father stoops over his son, his head is not turned in the same direction. The father is watching-perhaps also listening to – something unknown. For his act is not limited to here-and-now. This divergence, which we have already seen between Jesus and the angel in the garden of Gethsemane, speaks of a life in continuous transformation and calls on our imagination to pursue the cycle. A cycle which is never final.

   It had become urgent to visualise that in this last year of his life. While death, mourning and poverty encircled him, he needed to see that the return to God does not mean accepting to disappear but letting one’s self be transfused by grace.

   The union of father and son is no longer the final word as in 1636. What is now a purely spiritual energy is figured by the movement of light from top to bottom in a vertical axis. United as they are by their embrace, they are nevertheless both in a very different position. The father is presented in full length with a cape that radiates the colour of blood and love throughout the shadows of the painting. It is also an arch of welcome.  The father is invested with the riches of the hereafter, but he is old and wizened.  He is not one of the powerful men in this world. He does not impose himself on us. He needs us in order to love us. Without this relationship, his vitality declines. He is only  there for those who are ready to receive. 

   Decisively, the painter has put us behind the young man : he makes us turn to this Other, who is the Father, with the knowledge and experience of one who has finally undersood what it is to be His son. The action is concentrated on the hands of the father: he does not clasp his son, he accepts this intimacy but leaves him free. With these two hands Rembrandt has painted the touch of the soul. Unusually, it is the right hand which has the sensitivity to feel the presence of the son. The left hand is more accustomed to effort : it is the hand of giving. The love given by the father, becomes grace for the son : a new birth.

   On his knees the son surrenders his ego, acknowledging that he is of little importance. It allows him to grow up. He is not trying to elicit affection. In his father’s bosom his head is as indistinct as that of an embryo. Only the consciousness of his extreme limitation can connect him to the infinite. The son discovers that he is unique in the eyes of his father and that he is truly loved for his own sake. This experience will allow him, in the same way, to love without expecting anything in return. The colours of the rich garments and the rags blended together in the golden light of the heart’s kindness. The head and right eye of the father are turned to the source of this light. Tiny pearls of light stream down from the father over his hands, his son’s neck and the torn-off heel of his sandal.

   It is the wounded foot, at the level of our eyes, that best expresses our humanity, our capacity to feel the reality of grace. Humble, vulnerable but fertile, it suggests the receptivity of the poor in heart who obtain the Kingdom of Heaven. As for the dark hollow of the sandal, the greater the space to be filled, the more the cup will run over.

 

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The Return of the Prodigal Son (detail), 1669. St. Petersburg, The Hermitage / Le Retour de l’enfant prodigue (détail), 1669. St.Pétersbourg, l’Ermitage.

   Dans la peinture, la rencontre n’est pas au centre du tableau et elle ne se fait pas de front. Chacun s’incline et se tourne vers l’autre par un côté opposé. L’axe de la rencontre physique est à gauche, ce qui laisse un trou d’ombre où enfouir la tête du fils à droite. Le père est bien penché sur son fils, mais la tête du père n’est pas tournée dans le même sens. Le père regarde – et écoute peut-être – ailleurs. Car son acte ne se limite pas à l’ici-et-maintenant. Ce décalage – nous l’avons déjà vu entre Jésus et l’ange au Jardin des Oliviers – parle de la vie qui continue à se transformer et appelle notre imagination à poursuivre le cycle. Ce cycle qui n’est jamais clos.

   Voir cela était devenu urgent en 1669, la dernière année du peintre. Alors que la mort, le deuil et la pauvreté le cernaient de toutes parts, Rembrandt avait besoin de voir que “rentrer en Dieu” ne signifie pas “accepter de disparaître”, mais “se laisser imprégner par la grâce”.

    L’union du père et du fils n’est plus le dernier mot comme en 1636. Ici – l’énergie toute spirituelle –  est figurée par la lumière qui se meut du haut en bas dans un axe vertical. Unis par l’embrassement, ces deux êtres ne sont pas moins à une place fondamentalement différente. Le père prend sa place grandeur nature avec une chape qui fait rayonner la couleur de l’amour et du sang dans toutes les ombres du tableau. Elle décrit aussi un arc d’accueil. Le père est investi de la richesse de l’au-delà, mais il est vieux et usé. Il n’est pas un des puissants de ce monde. Il ne s’impose pas à nous. Il a besoin de nous, pour nous aimer. Sans cette relation, il s’épuise. Il est uniquement là pour ceux qui veulent recevoir.

   Il est décisif de nous avoir mis derrière l’enfant : le peintre nous fait aller vers cet Autre qui est le Père, avec la connaissance et le vécu de celui qui s’est enfin reconnu fils. Tout est concentré sur l’action du père, figurée par les mains qui ne serrent pas, mais qui acceptent le rapprochement du fils en le laissant libre. Avec ces deux mains, Rembrandt peint l’effleurement de l’âme. De façon inhabituelle, la droite est consacrée à la réceptivité, pour sentir la présence de l’autre. La gauche a plus l’habitude de l’effort: c’est la main de l’amour qui donne. L’amour donné par le père devient de la grâce pour fils. C’est une nouvelle naissance.

   Le fils se rend, abandonne son ego, se met à genoux pour reconnaître avec lucidité qu’il n’est pas grand-chose. C’est ainsi qu’il grandit. Il ne cherche pas à se faire aimer. Enfoncé dans le giron du père, sa tête est peu distincte comme celle d’un embryon. Seule la conscience de son étroite limitation peut le rattacher à l’illimité. Le fils découvre qu’il est unique aux yeux de son père et qu’il est aimé pour ce qu’il est. Cette expérience lui permettra d’aimer, lui aussi, sans rien attendre en retour. Les couleurs des vêtements riches et les guenilles s’estompent dans la lumière dorée de la bonté. Le père tourne sa tête et son oeil vers elle. De petites perles de lumière descendent de son front, ruissellent par-dessus les mains et la nuque et se posent sur les loques de la tunique et le talon déchiré de la sandale.

   C’est le pied blessé, à la hauteur de nos yeux, qui parle le mieux de notre humanité, notre capacité à ressentir la réalité de la grâce. Humble, vulnérable mais fécond, il manifeste la disponibilité des pauvres qui recevront le Royaume des Cieux. Plus la sandale est béante, plus la coupe débordera.

 


 

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